Grume nomade
Résidence artistiqueMai 2024, Limousin
Explorations marchées, illustration, écriture, design d’objet, construction
Un voyage depuis les sources de la Vienne jusqu'à Limoges. Une réflexion sur les forêts de la montagne limousine et sur la Vienne. Une histoire de territoires pluriels et complexes, à travers la marche, l’observation et la rencontre. De tout cela nous vient l'idée de fournir un outil mobile de rencontre, afin que les discussions déjà foisonnantes puissent se perpétuer. Ce billon, découpé en rondelles, poncé, décoré puis assemblé en tabouret devient alors un témoin de la source, de cette partie supérieure où l'eau s'accumule et s'accélère dans un univers de hêtraies centenaires et de pin douglas planté comme du blé et fauché sans vergogne.
Sortie de résidence
Lecture à haute-voix :"De la source, nous voulions flotter jusqu'à Limoges en grumes afin d'alimenter les fours de la réflexion relative à la Vienne. C'est ce que nous avons fait, mais à pied, en longeant les chemins noirs, tout en oblitérant les références au Tesson droitard. On file d'abord à Meymac, dans un des quatre TER journaliers qui survivent à la course à la rentabilité menée par la SNCF, avec en tête la phrase d'une nouvelle amie : « c'est très rural attention ! » Puis c'est la descente du plateau des cents bovins, des milles sources, ce « moutonnement confus », cette « mer de collines boisées. »
La Vienne y prend sa source dans une terre marécageuse d'où l'eau sourde entre les joncs. Durant ses premiers kilomètres, elle se voit embrassée par une terre spongieuse dans laquelle les chaussures se mouillent. Les nombreux puys l'entourant forcent l'apparition de petits rus, glissant sur les pentes douces des collines avant de s'offrir à la rivière et créer de petites tourbières. Nous nous y engageons pleinement et après un passage a gué dans l'eau glacé, nous nous endormons tôt dans une clairière mouillée après avoir sorti tentes et bâches et réchauffé soupes et café sur un foyer fumant.
Le fond de la rivière est ocré, pour ne pas dire marronnasse, mais son débit important, -en ces temps pluvieux- lui offre une prestance particulière. Elle longe rapidement une ripisylve variée et dense de faune selon les panneaux du parc : loutres luisantes, poissons dodus, tiques piquantes et chevreuils aboyants. Un gars dira plus tard que les tiques et leurs maladies ne sont qu'un rappel aux humains- humaine.s que nous ne sommes pas toustes puissant-puissante.s dans la forêt. Mais nous aurions tord de nous arrêter sur les paysages enchanteurs longeant l'eau : les alentours immédiats sont dévastés. Nous vient les images du Mordor, le gris sec des coupes rases.
On croise au détour d'un chemin, une bicoque accompagnée de son SUV noir, drapeau russe et français mêlés. Peu après, à Faux-la-Montagne, fief des anarchistes-autonomes, un groupe marmonne que la Russie est à l'avant-garde de l'anti-impérialisme ce qui nous fait grincer. Le périple continu, nous portons nos tentes détrempées et nos sacs trop chargés jusqu'à Ambiance Bois, société à participation ouvrière, qui peine à nous avouer que la moitié de leurs billons proviennent d'une méga-coopérative forestière coupant-rasant le Limousin. La boîte a quatre pôles qui s'auto- organisent. Iels sont 24, 17 équivalents temps-plein. Les salaires sont les même pour toustes. Plus tard, au Magasin Général de Tarnac, on se retrouve à boire un coup avec une ancienne employée. Autre son de cloche, l'autogestion lui a été fatale, moteur d'un surmenage qui l'a poussé à partir. Elle a du prendre des responsabilités trop vite, s'est retrouvée à gérer deux alternants et à organiser tous les chantiers. A cela s'ajoutait des réunions multiples qui l'on tout simplement poussée au burn-out. Dans un bouquin un brin daté, les Ambiance Bois décrivent leur expérience. Un passage me marque : iels considèrent que les temps de réunion peuvent être bénévoles car l'entreprise doit être un lieu d’épanouissement individuel. Notre collectif en rirait tant nous avons du mal à rémunérer quoi que ce soit.
C'est une atmosphère spéciale, iels ont l'air de toustes se connaître. On est comme des touristes de l'alternatif. Tout nous renvoi à Eymoutiers, où l'on finira par aller, dans une réunion de dézingueur de méga-scieries. Là-bas, entourés de journalistes-militants et d'anciens des luttes forestières on y apprend joyeusement que la forêt attire de plus en plus de mobilisation politique, tandis qu'elle subit de plus en plus de menaces et dangers. Y est aussi défini le néologisme « méga-scierie », soit les 1,5% d'industriels qui coupent 30% du bois scié. On nous invite le 30 juin prochain à Gueret, pour exprimer notre mécontentement face aux projets mortifères avaleurs de forêts.
Au inter d'Eymoutiers, autre faune : des gueules cassées, des gens qui sortent avec un siphon et une bouteille de whisky ou les bras chargés de saucisses, pantalon de chantier enfilé malgré la pause dominicale. Le long de la Vienne, toujours ce sol spongieux qui mouille les pompes. On descend de la bulle du plateau par des gorges somptueuses. La rivière a pris de la vitesse, alimentée par ses 1000 vaches et peut maintenant faire tourner des usines électriques. On longe les rails du train, tantôt passant au dessus des tunnels, tantôt le long de la rivière, où nous croisons quelques promeneureuses et un quad bougon. Ambiance post-industrielle, une forge envahit de végétation, des canaux automatiques et cette terre molle qui nous fait arriver sur une zone plus agricole où un fana de la Corse remplit nos gourdes.
Mais l'aventure s'arrête dans la ville coquillarde de Saint-Léo de manière impromptue pour cause de tendons douloureux et l'on se retrouve à Greytown pour deux semaines.
De ce voyage sur le tiers supérieur de la Vienne, nous apercevons une force d'organisation collective. Les artistes de Fossile Futur qui achètent une maison-atelier en s'impliquant dans les luttes du coin tout en créant des projets culturels sur le territoire, l'IF et le collectif 748 bien sur, mais aussi le camping municipal de Saint Léonard qui tend à rester accessible et s'ouvrir à d'autres pratiques, l'épicerie-bar de Tarnac, l'entreprise autogérée d'Ambiance Bois ou le Syndicat de la Montagne Limousine oeuvrant pour sauvegarder les forets et s'organiser avec personnes âgées, migrantes ou sans-emploi. Mais aussi l'appel à la Vienne naissant, qui, à l'instar du Parlement de la Loire, souhaiterait poser la légitime question du statut juridique des espaces naturels.
Une autre donnée est évidemment celle de la sylviculture intensive du plateau, visible jusqu'aux panneaux du PNR, renommé parc industriel régional par de facétieuses tagueureuses à chaque entrée de ville. Coupes-rases facteurs de pollutions à l'aluminium, intrants chimiques, espèces invasives, sol acide et fin de la cueillette des champignons. Mais aussi synonyme d'emploi dans le territoire le moins doté de Nouvelle-Aquitaine. De tout cela nous vient l'idée de fournir un outil mobile de rencontre, afin que les discussions déjà foisonnantes puissent se perpétuer. Ce billon, découpé en rondelle, poncé, décoré puis assemblé en tabouret devient alors un témoin de la source, de cette partie supérieure où l'eau s'accumule et s'accélère dans un univers de hêtraies centenaires et de pin douglas planté comme du blé et fauché sans vergogne.
De ces trois semaines en territoire limousin, nous ne tirons aucune réponses. Seules des questions, qu'on laissera aux habitants et habitantes le soin de traiter."